Challenge AZ : Lettre P comme Poésie
Hier je vous ai parlé d’un manuel scolaire d’une jeune fille datant de 1905. Je vais continuer dans le domaine de l’école puisque je vais vous présenter le carnet de poésies de cette même petite fille : Marcelle NEAU, marraine et grande-cousine de ma grand-mère.
Ce cahier a été utilisé par Marcelle en 1907, à l’âge de 12 ans, alors qu’elle se trouvait au pensionnat de Madame GRASSE à Villers-Cotterêts. Contrairement à La jeune ménagère, qui ne s’adressait qu’aux filles, les poésies apprises par les garçons devaient être assez semblables.
Apprenait-on les mêmes poésies qu’aujourd’hui ? Oui… et non.
Le tout premier texte du cahier s’intitule « Travaillons » de Victor de Laprade et encourage le lecteur à prendre exemple sur les animaux pour travailler aussi dur qu’eux.
Nous retrouvons bien sûr des écrits de Victor Hugo et plusieurs poèmes de Jean de La Fontaine qui sont encore enseignés aujourd’hui :
- La mort et le bûcheron ;
- Le rat des villes et le rat des champs ;
- Le laboureur et ses enfants :
- Le héron ;
- Le renard et la cigogne ;
- Le loup et l’agneau.
Il y a également quelques chansons, dont peu de personnes doivent se souvenir actuellement, comme les « Moissonneuses et Glaneuses« , qui était sans doute destinée à être chantée lors des travaux des champs.
Mais le texte le plus représentatif de l’époque est sans doute « Le cheveu Prussien » qui montre combien la société française n’a pas digéré la défaite de 1870.
Le Cheveu Prussien
Texte tiré du cahier de Poésies de Marcelle NEAU
L’Allemagne célèbre avec un bruyant enthousiasme le XXVe anniversaire de ses dernières victoires. Pendant que de l’autre côté du Rhin chaque date célèbre sera fêtée par des réjouissances militaires, la France humiliée lira sise durant les tristes __ (?) de la funeste campagne qui l’a jetée pantelante au pied de l’ennemi. Une diversion s’impose à nos tristesses. L’honneur national la trouvera dans ce trait dont l’actualité n’échappera à personne.
Une Française peu de temps avant la guerre s’était mariée à un baron allemand ; elle habitait Berlin et le nom de son époux lui permettait de brillantes relations.
Pendant la guerre elle porta le deuil et pria en silence. Vint le jour où l’Alsace et la Lorraine furent non pas séparées mais détachées l’une de l’autre conservant l’une et l’autre vivace et immortelle l’espérance du retour.
Une fête se donnait dans le palais de la baronne. Là comme ailleurs on parla de la France, rendues hautaines par la victoire les dames allemandes foulant aux pieds toute délicatesse se parlaient de Paris avec pitié sans songer que leurs moqueries acerbes labouraient de coups d’épée, même se donnaient elles le triomphe facile d’humilier une rivale dont l’exquise distinction tranchait avec leur pesante asside.
C’est sans doute dans ce but qu’elles insistaient sur les futures destinées de Berlin l’appelant fastueusement au rang de capitale de l’Europe. La jeune Française n’y tint plus :
« Jamais ville ne sera comme Paris le centre de la civilisation et des arts. »
Et comme les invités souriaient ironiquement à ce réveil de l’amour propre national la baronne reprit :
« En preuve de ce que j’affirme, donnez-moi un objet le plus vulgaire, le plus insignifiant, le plus nul, je l’enverrai à Paris et nos Françaises en feront quelque chose que jamais femmes Prussiennes ne sauraient faire ».
La gageure fut acceptée. Le lendemain la baronne recevait une enveloppe portant en inscription « à envoyer à Paris » elle ouvre et voit… un cheveu, un simple petit cheveu blond !
Un moment elle pâlit. Comment tirer de ça le chef-d’œuvre promis ? Verrait-elle s’ajouter une nouvelle humiliation à toutes celles subies déjà ? Soudain elle reprit courage. Elle eut foi dans le cœur de la France. Résolument elle envoya à Paris un cheveu allemand. « Il me faut avec cela, écrivit-elle, quelque chose de Français » et elle expliqua longuement le pari qui mettait en cause l’honneur national.
Peu de jours après elle recevait un écrin avec ces mots « Envoi de la France ». Il y avait enfermé dans une double boite entourée de satin un riche objet d’orfèvrerie constellé de brillants. En haut un aigle noir écusson de Prusse prenait dans ses serres avec un air d’orgueilleux triomphe le cheveu prussien, ce cheveu soutenait un petit médaillon sur lequel était peint la figure de deux jeunes filles au visage un peu pâle mais rayonnant d’espoir, l’Alsace et la Lorraine, au-dessous se détachant en lettres rouges cette inscription « L’Aigle ne les tient que par un cheveu ». Cette grande pensée venue du cœur d’un orfèvre parisien sauva ce jour-là l’honneur national de la France. Les Allemandes dévorant leur dépit s’avouèrent vaincues.
Outre le regard sur les mentalités de l’époque et les valeurs que l’école inculquait aux enfants, et notamment la blessure causée par la perte de l’Alsace et de la Lorraine, ce cahier est très touchant. Mais ne vous imaginez pas qu’il est dénué de fautes parce qu’il date de 1907, c’est loin d’être le cas ! Penser à cette petite fille écrivant avec application les poésies dictées pas sa maîtresse me rend nostalgique, car même avec plusieurs générations d’écart, nous avons tous vécu la même situation.
Ce cahier est très intéressant car il permet de se replonger dans le contexte géopolitique de l’époque ! Une vraie pièce d’Histoire !
Ces cahiers de poésies, comme ceux que j’ai pu retrouver au grenier, sont soigneusement rangés. L’écriture est appliquée avec de belles majuscules au début des vers, parfois des illustrations en couleur. L’élève devait y attacher de la valeur.
On a envie de continuer à les conserver, même si certains poèmes apparaissent démodés.
Il n’y a pas d’illustration dans le mien, c’est bien dommage.
Quel trésor quand même et quelle écriture appliquée…
J’aime particulièrement la tâche d’encre sur la couverture du cahier. C’est presque cliché.